Chapitre 34
Un air agréablement chaud flottait dans l’escalier, montant de la salle a manger en même temps que les échos des voix des convives. La bonne odeur de gigot venue des cuisines se mêlait agréablement à celle de la fumée de pipe. Se frottant l’estomac, Zedd se demanda s’il ne pouvait pas s’offrir un petit intermède gastronomique.
Sur le palier, trois cannes étaient rangées dans un porte-parapluies. Zedd s’empara de la plus fantaisiste : noir brillant, avec un pommeau en argent artistiquement torsadé. Il tapa deux ou trois fois sur le plancher, histoire de tester la longueur et le poids de sa trouvaille. Un rien trop lourde, estima-t-il, mais esthétiquement adaptée à sa triste condition présente.
Le propriétaire, maître Hillman, un petit homme rondouillard qui arborait un tablier éternellement immaculé, se précipita dès qu’il aperçut le sorcier dans l’entrée, et lui fit un sourire qui lui fendit le visage d’une oreille à l’autre.
— Maître Rybnik, comme je suis content de vous revoir !
Zedd faillit se retourner pour voir à qui parlait l’aubergiste. Puis il se souvint que c’était le nom qu’il avait donné à la réception. Ruben Rybnik, accompagné par sa noble épouse, dame Elda. Depuis toujours, le vieil homme adorait ce prénom. Ruben. Deux syllabes si harmonieuses… Ruben…
— Maître Hillman, appelez-moi Ruben, je vous en prie.
— Comme il vous plaira, maître Rybnik. Comme il vous plaira…
Zedd brandit la canne.
— Il m’est apparu que j’avais absolument besoin de cet accessoire. Seriez- vous prêt à me le céder ?
— Pour vous, maître Rybnik, je consentirais à tous les sacrifices. C’est mon neveu qui les fabrique, et je l’autorise à les exposer à l’intention de mes invités d’honneur. Mais celle-ci est très spéciale… et affreusement chère. (Devant l’air sceptique de Zedd, l’homme approcha et baissa le ton.) Laissez- moi vous offrir une petite démonstration, maître Rybnik. Je ne fais pas ça pour tout le monde, vous savez… Ça risquerait de donner une fausse image de mon établissement. Mais regardez… Vous tournez l’anneau en argent, et vous tirez sur la poignée…
Il joignit le geste à la parole, révélant quelques pouces d’une lame étincelante.
— Deux bons pieds d’acier de Kelton. Une discrète protection pour les vrais gentilshommes. Mais je ne suis pas sûr que vous veuillez investir une somme pareille…
Zedd appuya sur le pommeau, escamotât la lame et fit tourner le petit mécanisme de verrouillage.
— Cette canne est parfaite. Et d’une exquise discrétion. Ajoutez-la sur ma note…
Un gentilhomme plein aux as n’est pas censé s’enquérir d’un détail aussi trivial qu’un prix.
— Avec joie, maître Rybnik, fit Hillman en inclinant plusieurs fois la tête. C’est un excellent choix qui ajoutera encore à votre panache. (Il s’essuya les mains – pourtant fort propres – sur son tablier et désigna la salle à manger.) Puis-je vous proposer une table, maître Rybnik ? S’il le faut, je ferai dégager quelqu’un… Un mot de vous, et je m’en occupe.
— Inutile… (Zedd tendit fièrement sa nouvelle canne.) Celle-là, près de la cuisine, conviendra tout à fait.
— Cette table ? Messire, je vous en prie, laissez-moi vous en trouver une meilleure. Plus près du barde, par exemple. Ce bougre connaît toutes les chansons du monde. Dites-moi celle que vous préférez, et il l’interprétera pour vous.
Zedd fit un clin d’œil à l’aubergiste.
— Figurez-vous, mon ami, que j’aime mieux humer les délicieuses odeurs qui montent de votre cuisine…
Rayonnant, Hillman conduisit son client à la table en question.
— Vous me faites un tel honneur, maître Rybnik. Personne n’a jamais autant vanté ma cuisine. Qu’est-ce qui vous plairait ?
— Que vous m’appeliez Ruben, cher ami. Une tranche du délicieux gigot que j’ai senti me comblerait aussi de bonheur.
— Vos désirs sont des ordres, maître Rybnik. Comment va votre délicieuse épouse ? Je prie pour elle chaque jour, vous savez. Se sent-elle mieux ?
— Pas vraiment, j’en ai peur, soupira Zedd.
— Que c’est triste ! Mais je continuerai à prier pour elle… Bien, permettez-moi d’aller vous chercher à manger…
Zedd regarda l’aubergiste s’éloigner. Puis il posa sa canne contre le mur et enleva son chapeau, le jetant négligemment sur la table. Le barde à la calvitie naissante était perché sur une chaise, au milieu d’une petite scène. Pour l’heure, penché sur son luth, il interprétait une chanson leste sur les aventures d’un cocher de diligence. De route accidentée en route accidentée, l’homme racontait comment, dans des villes minables, il s’empiffrait de mauvaise nourriture et troussait des beautés de comice agricole. Mais à l’en croire, il adorait relever le défi des collines escarpées et des cols sinueux où la pluie et le vent lui fouettaient le visage. Quand ce n’étaient pas les tempêtes de neige…
Zedd repéra un type, seul dans un petit box, qui écoutait la rengaine en roulant de gros yeux agacés. Un fouet soigneusement enroulé reposait sur la table. Les autres clients semblaient apprécier la chansonnette. Les plus saouls tentaient régulièrement de pincer les fesses des serveuses, qui esquivaient leurs assauts avec l’aisance de l’habitude.
Loin de la scène, des marchands et leurs épouses, tous tirés à quatre épingles, conversaient en méprisant souverainement l’artiste. Plus loin encore, des nobles, l’épée au côté, ne daignaient pas accorder un regard aux bourgeois replets. Sur la piste de danse, quelques couples se tortillaient en cadence : des clients et des serveuses, dûment rétribuées pour l’exercice. Vexé, le sorcier nota que les chapeaux, s’ils semblaient effectivement à la mode, n’étaient affublés d’aucune plume ostentatoire.
Zedd glissa une main dans sa poche pour compter ses pièces d’or. Il lui en restait deux… Décidément, jouer les riches coûtait cher ! Comment faisaient donc les grands de ce monde pour avoir un train de vie si dispendieux ?
Pour le voyage jusqu’à Nicobarese, Zedd allait devoir trouver une solution. Adie allait trop mal pour chevaucher…
De sa démarche sautillante, maître Hillman franchit le seuil de la cuisine. Posant un plateau doré à l’or fin devant le sorcier, il l’orienta d’un petit coup expert des deux pouces, puis sortit un torchon et frotta une minuscule tache de gras, sur la table. Bien qu’il fût affamé, le sorcier décida de manger lentement. Sinon, l’aubergiste risquait de venir lui nettoyer le menton !
— Désirez-vous une chope de bière, maître Rybnik ? Offerte par la maison ?
— Je vous en supplie, appelez-moi Ruben ! Du thé me conviendrait mieux…
— Comme il vous plaira, maître Rybnik. Vous désirez autre chose, en plus du thé ?
Zedd se pencha par-dessus la table et l’aubergiste l’imita.
— Quel est le taux de change de l’or contre l’argent ?
— Quarante virgule cinquante-cinq contre un, répondit l’aubergiste sans hésiter une fraction de seconde. (Il se racla la gorge.) Enfin, je crois me souvenir que c’est ça… (Il eut un sourire d’excuse.) Oui, oui, ça doit bien être ça…
Zedd fit mine de se plonger dans une profonde réflexion. Puis il sortit une de ses pièces, la posa sur la table et la poussa en direction d’Hillman.
— Je suis à court de petite monnaie, dirait-on. Auriez-vous la gentillesse de vous charger du change pour moi ? Et de répartir la somme dans deux bourses ? Dans l’une, prélevez une pièce d’argent et changez-la contre des pièces de cuivre que vous placerez dans une troisième bourse. Bien entendu, prenez une petite commission au passage.
— Ce sera fait, maître Rybnik. Merci beaucoup.
Hillman ramassa la pièce si vite que Zedd eut à peine le temps de le voir bouger. Après le départ de l’aubergiste, il savoura son gigot d’agneau en étudiant les convives. Avant la fin du repas, Hillman revint et se campa devant la table.
Il posa deux petites bourses à côté de Zedd.
— Les pièces d’argent, maître Rybnik. Dix-neuf dans le sac marron clair et vingt dans le foncé. (Zedd glissa les bourses sous sa tunique pendant que l’aubergiste en brandissait une troisième, beaucoup plus pansue.) Et voilà les pièces de cuivre !
— Merci. Mais où est mon thé ?
Le gros type se flanqua une claque sur le front.
— Pardonnez-moi, maître Rybnik ! Avec le change, j’ai oublié. (Un des nobles agitant le bras pour attirer son attention, Hillman attrapa au vol le bras d’une serveuse qui sortait de la cuisine avec un plateau lesté de chopes.) Julie, apporte du thé à maître Rybnik, et vite fait ! (La fille sourit à Zedd et fila livrer ses chopes.) Julie va s’occuper de vous, maître… S’il vous faut autre chose, n’hésitez pas à demander.
— Parfait… Mais si vous pouviez m’appeler Ruben…
— Vos désirs sont des ordres, maître Rybnik, marmonna distraitement l’aubergiste avant de se précipiter vers l’autre client.
Zedd se coupa un morceau d’agneau et le piqua avec sa fourchette. Il adorait ce prénom, Ruben, et regrettait d’avoir donné un patronyme fantaisiste à Hillman. En mâchant sa viande, il regarda Julie slalomer adroitement entre les tables.
Il plissa les yeux quand il la vit poser des chopes devant plusieurs types à l’air patibulaire vêtus de longs manteaux. Alors qu’elle servait le dernier, il lui murmura quelque chose, la forçant à se pencher pour comprendre. Les yeux rivés sur son décolleté, tous les gaillards éclatèrent de rire. Julie se redressa et flanqua un petit coup de plateau sur la tête du plaisantin, qui lui pinça aussitôt les fesses. Elle poussa un cri d’indignation… puis continua son service.
En passant près de la table de Zedd, elle s’arrêta et lui sourit.
— Votre thé arrive tout de suite, maître Rybnik.
— Ruben… Je m’appelle Ruben… J’ai vu ce qui vient d’arriver. Vous devez supporter ça tout le temps ?
— C’est Oscar, un type inoffensif, le plus souvent. Mais il n’a que des mots orduriers à la bouche. Pourtant, croyez-moi, je ne suis pas une sainte nitouche. Parfois, quand il s’adresse à moi, je prie pour qu’il attrape le hoquet. (Elle écarta une mèche rebelle de son front.) Maintenant, il va vouloir une nouvelle chope. Désolée, je suis trop bavarde. Mais je vais aller chercher votre thé, maître Ryb…
— Ruben ! coupa Zedd.
— Ruben, dit la serveuse avant de repartir au pas de course.
Le sorcier laissa errer son regard sur la bande de types bruyants. Un petit sort… Quel mal cela pouvait-il faire ?
Julie revenait déjà avec le thé. Pendant qu’elle posait le plateau sur la table, Zedd pila un index pour l’inciter à se pencher vers lui.
— Tu es très jolie, ma fille, dit-il en caressant le menton de la belle. Ce rustre d’Oscar ne devrait pas te parler mal, et encore moins te pincer les fesses. (Il baissa le ton.) Quand tu lui donneras sa bière, murmure son prénom en le regardant dans les yeux, comme je te fixe maintenant, et ta prière sera exaucée. Mais tu oublieras tout de notre petite conversation.
— Excusez-moi, fit Julie en se redressant, les yeux papillotants, qu’avez-vous dit ?
— Merci pour le thé… Je voulais aussi savoir si quelqu’un avait une diligence et un bon attelage à louer.
— Ah… La moitié des clients moins bien habillés que vous sont des cochers. Ceux-là… (elle désigna quelques tables) louent leurs services au plus offrant. Les autres sont des employés. Mais si vous engagez un type, il faudra d’abord le dessaouler.
Zedd la regarda repartir pour la cuisine, puis ressortir avec un plateau. Quand elle servit Oscar, il lui fit un sourire d’ivrogne et voulut ouvrir la bouche. Les yeux rivés dans les siens, Julie murmura son prénom. Pris d’une colossale crise de hoquet, le gaillard lâcha une énorme bulle d’air qui flotta au-dessus de la table avant d’exploser. Ses compagnons, peu charitables, éclatèrent de rire.
Le front plissé, Zedd observa l’étrange scène.
Chaque fois qu’Oscar ouvrait la bouche pour choquer Julie, il hoquetait et lâchait une myriade de bulles. Entre deux éclats de rire, les hommes accusèrent la serveuse d’avoir mis du savon dans sa bière. Équitables, ils ajoutèrent que ça ne pouvait pas faire de mal à Oscar, connu pour sa phobie des bains.
Voyant l’homme assis seul dans son box lever la main, Julie s’éloigna de la bande de poivrots et alla prendre la commande.
En passant, elle s’arrêta devant la table du sorcier.
— Celui-là aussi doit avoir un attelage, dit-elle. Il empeste le canasson plus qu’une écurie. (Elle gloussa.) Ce que je viens de dire n’était pas très gentil… Mais il m’énerve, parce qu’il refuse de dépenser ses pièces pour de la bière. Il voulait du thé…
— J’en ai largement pour deux… Nous partagerons, ça te reposera les jambes.
— Merci… Je vous apporte une deuxième tasse…
Zedd savoura son dernier morceau de gigot sans cesser de surveiller la salle. Oscar ne hoquetait plus et ses copains s’étaient calmés. Tous écoutaient religieusement le barde chanter une chanson à l’eau de rose sur le chagrin d’amour d’un pauvre chevalier.
Quand Julie eut tenu sa promesse, Zedd prit la théière et les tasses, et se leva. À mi-chemin de la table du cocher, il se souvint du chapeau et jura entre ses dents. Ayant récupéré l’atroce couvre-chef, il ramassa aussi la canne et avança, frôlant délibérément Oscar. Il l’étudia, toujours aussi étonné que celui-ci ait lâché des bulles en hoquetant. Le mystère lui résista. Le type semblait en bonne forme, n’était la gueule de bois qu’il se préparait.
Le sorcier s’arrêta devant le box et brandit la théière.
— Je vous invite ?
Sous ses sourcils broussailleux, le cocher lui jeta un regard méfiant. Zedd sourit, car Julie n’avait pas exagéré au sujet de l’odeur.
Le type dépila ses bras musclés, poussa le fouet et désigna une chaise au vieil homme.
— Enchanté de vous connaître… Je me nomme Ruben.
Zedd s’assit et posa son chapeau près du fouet.
— Ahern, se présenta l’homme, d’une belle voix de basse. Que me voulez-vous ?
Zedd cala sa canne entre ses jambes et posa la théière et les tasses devant lui.
— Partager mon thé, Ahern, rien de plus…
— À d’autres ! Que voulez-vous vraiment ?
— Eh bien, je me demandais si vous cherchiez du travail…, dit le sorcier en servant le thé.
— J’en ai déjà un…
— Vraiment ? Quelle sorte de travail ?
Ahern ne répondit pas. Un cache-poussière enfilé sur sa chemise de flanelle verte, des cheveux longs grisonnants emmêlés, faute de fréquenter assez souvent un peigne, la peau de son visage parcheminé était brûlée par le soleil et le vent.
— En quoi ça vous intéresse ? lâcha-t-il enfin.
— À savoir si je peux vous faire une meilleure proposition…
Grâce à ses pouvoirs, Zedd couvrirait l’homme d’or si c’était nécessaire. Mais ça ne lui semblait pas la meilleure tactique à adopter.
— Je transporte du fer de Tristen à Penverro, pour les forgerons. Parfois, je pousse jusqu’à Winstead. À Kelton, nous faisons les meilleures armes de toutes les Contrées. Mais vous devez le savoir…
— Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire, fit Zedd. (Ahern sursauta, l’air peu commode.) On m’a affirmé que ce sont les plus belles lames des trois pays, pas seulement des Contrées.
Le barde s’était lancé dans une nouvelle chanson : l’histoire d’un roi, devenu muet, contraint de donner ses ordres par écrit. Ayant interdit à ses sujets d’apprendre à lire, l’imbécile finissait par perdre aussi son royaume.
— Un boulot plutôt dur, en cette période de l’année, continua le sorcier.
— C’est encore plus dur au printemps, dans la boue. Là, on découvre qui a une grande gueule et qui peut conduire un attelage.
Zedd poussa la tasse pleine plus près du type.
— Et c’est un job régulier ?
— Assez pour me nourrir, dit Ahern en acceptant enfin le thé.
Zedd joua distraitement avec le bout du fouet.
— Vous avez l’air d’un homme qui sait se servir de ce genre d’outil…
— Il y a plusieurs façons de tirer le meilleur d’un attelage. (Il engloba la salle d’un geste méprisant.) Ces crétins pensent obtenir ce qu’ils veulent en jouant de la lanière !
— Et pas vous ?
— Je fais claquer mon fouet pour attirer l’attention des bêtes et leur communiquer mes ordres. Mes chevaux travaillent pour moi parce que je les entraîne, pas à cause des coups. Quand je suis dans une situation délicate, je veux un attelage qui comprenne mes instructions, pas une bande de canassons abrutis par les coups. Dans le coin, assez de squelettes d’hommes et de chevaux pourrissent au fond des ravins. Inutile d’y ajouter le mien !
— On dirait que vous connaissez votre affaire…
— Dans quelle branche êtes-vous ? demanda Ahern en désignant les somptueux atours de Zedd.
— Les fruits, mentit le sorcier. Je produis les meilleurs du monde, mon ami.
— Vous voulez dire que vos terres et les gens qui les cultivent produisent les plus beaux fruits du monde !
— Vous avez raison… Aujourd’hui, en tout cas. Mais ce ne fut pas simple au départ. Pendant des années, j’ai travaillé comme une bête. Je soignais mes arbres nuit et jour, pour que ma production soit hors du commun. Beaucoup d’arbres m’ont déçu. À chaque échec, j’étais hors de moi. Avec le temps, je me suis amélioré. En économisant chaque pièce de cuivre, j’ai acheté davantage de terrain. Les semailles, la taille, la récolte, le transport, la vente : je faisais tout ça de mes mains ! Au fil des ans, ma réputation s’est établie et l’argent a commencé à rentrer. Alors, j’ai engagé des gens pour me seconder. Mais je mets toujours la main à la pâte, afin que la qualité ne baisse pas. Personne n’a envie de perdre sa réputation, n’est-ce pas ?
Zedd se radossa à son siège, fier de l’histoire édifiante qu’il venait d’improviser. Ahern tendit sa tasse pour qu’il lui resserve du thé.
— Et où sont vos vergers ?
— En Terre d’Ouest. J’ai émigré avant l’apparition de la frontière.
— Et que venez-vous faire ici ?
Zedd se pencha en avant et baissa la voix.
— Ma femme… hum… elle ne va pas très bien, et nous ne sommes plus de la première jeunesse. La frontière ayant disparu, elle a voulu retourner dans son pays natal. Il paraît que certaines guérisseuses pourraient l’aider… Mon ami, je ferais n’importe quoi pour ma chère épouse. Elle est trop malade pour chevaucher, à présent. Alors, je voudrais louer un attelage. Je suis prêt à payer un bon prix. Dans les limites du raisonnable, bien entendu…
— Une proposition tentante, admit Ahern. Où allez-vous ?
— Nicobarese…
Le cocher posa sa tasse sur la table si violemment que du thé se renversa.
— Quoi ? Vous êtes cinglé, mon vieux ! Nous sommes en plein milieu de l’hiver.
— J’avais cru comprendre que c’était pire au printemps…
— Nicobarese est au nord-ouest, sur l’autre versant des monts Rang’Shada. Si vous venez de Terre d’Ouest, direction Nicobarese, pourquoi avoir traversé les montagnes ? Maintenant, il vous faudra les franchir une nouvelle fois.
Pris au dépourvu, Zedd dut réfléchir à toute allure pour inventer une réponse. Bien entendu, il finit par la trouver.
— Je suis originaire des environs d’Aydindril. Nous avions l’intention d’y passer avant de gagner Nicobarese, au printemps. J’avais prévu de traverser les montagnes au sud, puis d’aller au nord-est, vers Aydindril. Mais Elda, ma femme, est tombée malade, et j’ai changé mes plans.
— Je maintiens que vous auriez dû aller en Nicobarese avant de traverser les montagnes.
— Eh bien, Ahern, savez-vous comment on répare les erreurs, histoire que je puisse recommencer ma vie selon vos brillantes suggestions ?
— Je crains que non…, répondit l’homme avec un petit rire. (Il réfléchit un moment, puis lâcha un soupir.) Ruben, c’est un sacré long voyage. Vous cherchez les ennuis. Je n’ai pas très envie de m’en mêler…
— Quel dommage… (Zedd balaya la salle du regard.) Dites-moi, puisque vous êtes hors du coup, lesquels de ces hommes conviendraient ? Qui est un meilleur cocher que vous ?
— Je n’ai jamais dit que j’étais formidable, mais ces gars-là ont plus de gueule que de tripes. À mon avis, aucun ne s’en sortirait.
— Mon ami, je crois que vous essayez de faire monter les enchères.
— Et moi, j’ai l’impression que vous voulez les faire baisser.
Zedd se rendit d’un rictus ironique.
— Selon moi, le boulot est moins dur que vous le dites.
— Sans blague ? Vous pensez que c’est un jeu d’enfant ?
— Vous savez diriger un attelage en hiver. Je vous demande simplement d’aller dans une autre direction. Ce n’est pas sorcier.
— Votre foutue direction est un piège à rats ! explosa Ahern. D’abord, on dit qu’il y a une guerre civile en Nicobarese. Ensuite, le chemin le plus court passe par Galea. Sinon, il faut traverser des cols, au sud, qui rallongeront le voyage de plusieurs semaines.
» L’ennui, c’est que les choses vont mal entre Galea et Kelton. Il y a eu des escarmouches à la frontière, et des villes keltiennes ont été mises à sac. Les gens de Penverro sont nerveux à l’idée d’être si près de Galea. Tout est là, mon ami ! Traverser Galea, c’est courir vers les ennuis !
— Des combats ? Vous prêtez attention à des bavardages stupides. La guerre est finie. Les troupes de D’Hara sont rentrées chez elles.
— Je ne vous parle pas d’attaques de D’Hara. C’est Galea qui lance des raids.
— Des foutaises ! Les Keltiens parlent d’un raid galeien dès qu’un paysan renverse une lanterne et fiche le feu à sa grange. Et les Galeiens accusent les Keltiens chaque fois qu’un loup dévore un mouton. J’aimerais avoir l’équivalent en pièces d’or de toutes les flèches qu’on a tirées sur des ombres ! (Zedd agira un index osseux sous le nez du cocher.) Si Kelton agressait Galea, ou l’inverse, le Conseil ferait décapiter les responsables, si haut placés soient-ils. (Il saisit sa canne et en martela le sol.) Un conflit est impossible !
— Je ne connais rien à la politique, et j’ignore ce que trafiquent ces maudites Inquisitrices. Mais je sais que traverser Galea est le meilleur moyen de finir criblé de flèches. Ce que vous demandez n’est pas facile, Ruben.
Zedd commençait à se lasser de ce petit jeu. De plus, certaines paroles d’Adie – au sujet de la lumière – lui trottaient dans la tête. Décidant d’en finir d’une manière ou d’une autre, il vida sa tasse cul sec.
— Merci de m’avoir fait la causette, Ahern, mais je vois que vous n’êtes pas l’homme qu’il me faut pour aller en Nicobarese.
Le sorcier se leva et récupéra son chapeau. Ahern lui posa un de ses battoirs sur le bras et le força à se rasseoir.
— Écoutez-moi bien, Ruben ! Ces derniers temps n’ont pas été faciles. La guerre contre D’Hara a perturbé le commerce. Kelton était relativement à l’abri, mais la plupart de nos voisins ont beaucoup souffert. Il est très difficile de brader des objets à des morts. Il y a moins de transit qu’avant, et toujours autant de types en quête de travail. Vous ne pouvez pas reprocher à un homme de chercher à se remplir les poches quand l’occasion se présente. D’essayer, en quelque sorte, de vendre ses meilleurs fruits le plus cher possible.
— Ses meilleurs fruits ? (Zedd fit un grand geste circulaire.) Chacun de ces cochers se proposerait pour ce travail. Et tous me raconteraient, comme vous, qu’ils sont des as dans leur profession. Vous voulez obtenir un bon prix ? C’est normal, mais cessez de vous foutre de moi. Je veux savoir pourquoi il me faut me ruiner !
Du bout d’un index, Ahern poussa sa tasse au milieu de la table, signalant qu’il avait encore soif. Avant de le servir, Zedd lissa ostensiblement sa manche.
Le cocher prit sa tasse et regarda autour de lui.
Fascinés, les clients écoutaient le barde susurrer une chanson d’amour à une serveuse. Il lui tenait le bras et l’accablait de promesses d’éternelle fidélité. Rouge comme une pivoine, un plateau caché dans son dos, la fille gloussait bêtement.
Ahern sortit de sous sa chemise un médaillon accroché à une chaîne.
— C’est pour ça que je veux beaucoup d’argent.
Zedd fronça les sourcils en reconnaissant le profil régalien, sur le pendentif.
— On dirait que ça vient de Galea.
— Exact… Ce printemps, et tout l’été, les D’Harans ont assiégé Ebinissia. Les Galeiens allaient tous crever et personne ne voulait les aider. Les autres royaumes luttaient aussi contre D’Hara, et ça leur suffisait. Les défenseurs de la ville, eux, avaient besoin d’armes.
» J’ai réussi à faire passer des chargements d’épées et de lances – avec quelques précieux sacs de sel – par un des cols les plus isolés. Les soldats galeiens avaient proposé d’escorter tous ceux qui tenteraient le coup, mais il y eut peu de candidats. Ces chemins sont rudement dangereux.
— Ce fut très noble de votre part.
— Noble ? Vous rigolez ? La paie me stimulait, mon vieux ! Et je n’aimais pas savoir que ces gens étaient piégés comme des rats. Surtout en sachant comment les D’Harans traitent les vaincus. Bref, je me suis dit qu’un peu d’acier de Kelton donnerait aux défenseurs une chance de résister. Comme vous le savez, nos armes sont les meilleures.
— Et ce médaillon, que signifie-t-il ?
— Une fois le siège levé, j’ai été convoqué devant la cour de Galea. La reine Cyrilla m’a remis cette récompense. Pour mon courage, a-t-elle dit, je serais toujours le bienvenu dans le royaume. (Il remit le bijou sous sa chemise et le tapota fièrement.) C’est un laissez-passer royal. Grâce à lui, je peux aller où je veux en Galea, sans être inquiété.
— Et ce soir, vous voulez monnayer quelque chose qui n’a pas de prix ?
— Mon intervention n’était rien ! Les défenseurs sont des héros, pas moi ! J’ai aidé ces gens parce qu’ils en avaient besoin et par appât du gain. J’ai agi pour ces deux raisons, Ruben. Une seule n’aurait pas suffi. Maintenant, j’ai ce bijou. S’il me permet de mieux gagner ma vie, où est le mal ?
— Vous avez raison, Ahern… Les Galeiens eux-mêmes ont donné un prix à ce que vous avez fait. Je les imiterai, si c’est dans mes moyens. Combien pour nous conduire en Nicobarese ?
— Trente pièces d’or.
— Voilà un homme qui ne se prend pas pour du purin !
— Je réussirai, et c’est mon prix : trente pièces d’or.
— Vingt maintenant, et dix quand nous arriverons en Aydindril.
— Aydindril ? Il n’a jamais été question de ça ! Je ne veux rien avoir à faire avec les sorciers et les Inquisitrices. En plus, il faudra retraverser les monts Rang’Shada !
— Pour revenir ici, vous devrez y repasser de toute façon. Ça vous fera un petit détour par le nord, voilà tout. Si ma proposition ne vous convient pas, vous aurez vingt pièces pour nous conduire en Nicobarese, et je trouverai quelqu’un qui acceptera les dix autres pour finir le voyage. En supposant que nous ayons encore besoin d’un véhicule quand ma femme sera guérie. Si vous voulez les trente, je m’engage à vous les verser si vous nous conduisez en Aydindril. C’est à prendre ou à laisser.
— Marché conclu ! Vingt ce soir et dix en Aydindril. (Ahern braqua un index accusateur sur Zedd.) Mais j’ai une condition, et elle n’est pas négociable !
— Laquelle ?
— Ce foutu chapeau ! Pas question de le porter : la plume effraierait les chevaux !
— Accordé, à une contre-condition, mon ami : c’est vous qui annoncerez ça à ma femme !
Le sorcier sourit de toutes ses dents.
— Entendu, répondit Ahern. (Il sourit aussi – une fraction de seconde.) Ruben, ce voyage ne sera pas facile. Avec l’argent gagné en travaillant pour Ebinissia, je me suis acheté un coche. Je pourrai l’équiper de patins pour circuler plus facilement sur la neige. À présent, faites-moi voir la couleur de votre or !
Le barde entama un air entraînant. Presque tous les clients, même les plus huppés, battirent la mesure avec leurs semelles.
Zedd glissa une main sous sa tunique et la posa sur les deux bourses de pièces d’argent. Très discrètement, il se livra à une opération à laquelle il avait dû trop souvent se résigner, par le passé. Mobilisant sa magie, il transforma l’argent en or.
Avait-il le choix ? Reculer aurait conduit à sa perte le monde des vivants.
Ou était-ce une justification oiseuse pour un acte qu’il savait dangereux ?
— Rien n’est jamais facile, maugréa-t-il.
— Pardon ?
— Je disais que… hum… je sais que ce voyage n’est pas facile. (Il posa sur la table le sac marron foncé.) Mais l’or rend tout plus aisé. Voilà vos vingt pièces.
Ahern ouvrit la bourse pour compter son trésor.
Zedd regarda distraitement les clients qui se régalaient de nourriture, d’alcool et de musique. Il était pressé de partir pour Nicobarese !
— C’est une blague ? grogna soudain le cocher.
Zedd le regarda. Rouge comme une pivoine, le grand type tira une pièce de la bourse et la jeta sur la table. Elle y tournoya un moment, sans refléter la lumière, puis tomba sur une face avec un bruit qui n’avait rien de métallique.
Une pièce tout ce qu’il y avait d’ordinaire. À un détail près : elle était en bois, pas en or !
— Je… eh bien… hum…
Ahern vida la bourse dans sa paume. Les autres pièces étaient bien en or…
— J’en compte seulement dix-huit… Il en manque deux, puisque je ne prends pas les pièces en bois.
Avec un sourire bon enfant, Zedd tira l’autre bourse de sous sa tunique.
— Veuillez m’excuser, cher ami. On dirait que je vous ai donné la bourse où je garde ma pièce fétiche. Pas question de m’en séparer, vous pensez ! Pour moi, elle a plus de valeur que de l’or !
Il jeta un coup d’œil dans la bourse marron clair et compta dix-sept pièces. Dont deux en bois. Normalement, il y aurait dû en avoir dix-neuf. Comment expliquer ça ? Maître Hillman avait-il essayé de l’arnaquer ? Non, c’était un larcin maladroit pour un homme comme lui Tenter de faire passer du bois pour de l’or ? Une ruse de crétin…
— Et mes deux autres pièces ? grogna Ahern.
— Oh, bien sûr…
Le sorcier donna son dû au cocher, qui glissa les deux dernières pièces dans la bourse foncée, la ferma soigneusement et la fourra dans sa poche.
— À présent, je suis à vos ordres. Quand voulez-vous partir ?
Les trois pièces d’argent transformées en bois n’inquiétaient pas trop le sorcier, certain qu’il trouverait une explication. Mais celles qui manquaient ? Elles s’étaient volatilisées, et ça, rien ne pouvait l’expliquer. Un événement inquiétant. Terrifiant, même, d’un certain point de vue.
— J’aimerais partir sur-le-champ, mon ami.
— Demain matin ?
— Non, tout de suite ! (Zedd ramassa son ridicule chapeau.) Ne prenez pas cet air étonné… C’est mon épouse, vous comprenez. Elle doit voir une guérisseuse le plus vite possible.
— Certes, mais je viens d’arriver de Tristen, et j’ai besoin d’un peu de sommeil. Ce voyage ne sera pas une partie de plaisir, vous savez… (Zedd acquiesça à contrecœur.) D’abord, je dois équiper le coche de patins. Ça me prendra deux heures, à condition de convaincre un de ces poivrots de m’aider.
— Pas question ! s’écria Zedd en tapant sur le sol avec sa canne. Personne ne doit savoir ce que vous faites et où vous allez. (Il se tut en voyant Ahern plisser le front, de nouveau méfiant. Bon sang, il devait trouver un truc à dire pour calmer ce type !) Les flèches dont vous parliez… Celles dont on est si facilement criblé. Un peu de discrétion devrait limiter les risques.
Ahern se leva – un vrai géant ! – et prit son manteau.
— D’abord, vous m’avez manipulé pour que je vous conduise dans le pays maudit des sorciers et des Inquisitrices… Après, cette histoire de discrétion… À mon avis, j’aurais dû demander plus. (Il enfila son manteau et en noua la ceinture.) Mais un marché est un marché ! Je vais m’occuper des patins et acheter des provisions, puis je dormirai un peu. Rendez-vous ici trois heures avant l’aube. Nous aurons traversé la frontière de Galea avant demain midi.
— J’ai une jument à l’écurie, dit Zedd. Autant l’emmener avec nous. Vous passerez la prendre avant de nous retrouver. (Il congédia l’homme d’un geste nonchalant.) Trois heures avant l’aube…
L’esprit du sorcier était déjà loin du cocher.
Les choses étaient plus graves qu’il ne l’avait cru. Ils avaient besoin d’aide, et vite ! La femme de Nicobarese, celle aux trois filles, avait peut-être étudié son art ailleurs. Plus près d’ici, avec un peu de chance. S’ils pouvaient trouver ce qu’ils cherchaient sans faire un si long voyage, quel gain de temps !
Et le temps était le nerf de cette guerre !
« Hélas, seule la Lumière sait où elle a péché ses informations », avait répondu Adie quand il s’était enquis de l’endroit où la femme avait déniché ses connaissances. Le mot « lumière » était un synonyme courant de « don ». Mais pas seulement. Il s’agissait aussi d’une référence sibylline à quelque chose de très différent.
Zedd tambourina sur le plancher avec sa canne. Fichues magiciennes, avec leurs énigmes à la noix !
Au moment où Ahern franchissait la porte, le vieil homme se leva et se dirigea vers l’escalier.